Par Hervé Garnier, association Mémoire de la Vigne, au cycle de conférence du Chateau Pontus de Thiard en Bourgogne.
En 1993, restaurateur dans la Vallée de la Beaume en Cévenne Ardéchoise, j’avais la chance de vivre et de travailler en face de la dernière vigne en coteaux de la vallée, soigneusement entretenue par deux frères, Paul et Jules. Cette vigne était le dernier vestige du passé viticole de la vallée après l’abandon d’une multitude de terrasses suivant le grand gel de 1956, la mécanisation des cultures et l’industrialisation de la société.
Pour moi, cette vigne en terrasse apportait quelque chose d’essentiel dans ce paysage au passé si riche, maintenant couvert de chênes verts et de broussailles. À la disparition des frères, une association pour sauvegarder cette vigne patrimoine historique et paysager est créée : Mémoire de la vigne. Chaque membre fondateur apporte 150€ et l’aventure commence.
Hervé Garnier
J’apprends que les cépages Jacquet et Herbemont sont interdits à la vente, réputés dangereux pour la santé : ils rendraient fou ! C’est pourtant l’essentiel des pieds de notre vigne. Jacquet et Herbemont font effectivement partie d’une liste de cépages interdits à la vente, créée en janvier 1935, suite au débat à l’assemblée nationale du 24 décembre 1934 : Noah, Clinton, Othello, Jacquet, Herbemont et Isabelle sont interdits à la vente, au transport et à la plantation.
Il devenait indispensable de vérifier la qualité du vin obtenu, dangereux ou pas, et également de comprendre l’origine de cette interdiction. Une analyse poussée va montrer qu’il n’y a rien de dangereux autre que l’alcool bien sûr dans ce vin. D’autre analyses depuis confirment ce résultat.
Jacquet
Au fil du temps, je vais faire de nombreuses rencontres qui vont progressivement m’éclairer sur l’origine et la composition de cette liste :
Le Professeur Pierre Gallet, sommité internationale, auteur de plusieurs ouvrages de référence, l’un des pères de l’ampélographie va m’apprendre énormément sur cette époque.
Le professeur Pierre Basler, chercheur en génétique de la vigne Suisse, co-fondateur de Piwi international (organisation créant de nouveaux cépages résistants).
L’association Fruits oubliés de St Jean du Gard et son action pour la biodiversité.
Un vigneron de Châteauneuf du pape me dira tout l’intérêt du Jacquet pour les Châteauneuf de garde de l’appellation jusqu’à l’interdiction de 1934.
Un autre du Languedoc me parlera du cépage Aramon produisant 350 hectolitres/hectare
Un ancien président de la cave de Vaison la Romaine, voisin d’Edouard Daladier (Président de l’assemblée nationale en 1934) va m’apprendre que le frère d’Edouard est propriétaire d’un vignoble de 140 hectares de Carignan en Afrique du Nord.
On va également me fournir des revues du Progrès agricole et viticole et d’autres éléments d’époque.
Il faut dire qu’au début de l’histoire, les services de la viticulture (douanes) compréhensifs considérant le faible volume de vin produit demandait de notre part une simple discrétion.
Mais le simple fait de dire ouvertement que notre cuvée des vignes d’antan était produite avec un cépage interdit va devenir pour la presse un excellent sujet. Antenne 2, FR 3, la BBC, Herald Tribune, New York Time, France Culture dans l’émission « Terre à terre » vont parler de notre action de sauvegarde et finalement, il va même être nécessaire d’interroger l’Europe sur le sujet pour pouvoir continuer à produire nos quelques hectolitres de Jacquet. Les douanes voulant cette foi nous faire disparaître.
Fort heureusement, si le vin de ces 6 cépages est toujours interdit à la vente en France, il reste autorisé à la consommation familiale, donc disponible pour les membres usagers de l’association. Si l’Europe a longtemps banni les hybrides, ils n’avaient pas le droit de s’appeler VIN, aujourd’hui la réalité a pris le dessus et le produit des hybrides est bien du vin. Les états membres sont seuls responsables de leur choix d’encépagement et la liberté de création est retrouvée. Les hybrides sont réhabilités. Et même à l’époque de la prohibition les vins interdits était resté autorisé à la consommation familiale.
Le réalisateur Stéphan Balay sur la trace du vin de Clinton, cher à son père, va le suivre dans les Cévennes et trouver un sujet d’écriture qui l’amènera des Cévennes à l’Italie en passant par l’Autriche et les États-Unis. Le film qui en résulte : « Vitis prohibita » présente de belle façon la situation actuelle en Europe et aux États-Unis.
Stéphan Balay en tournage aux Etats-Unis pour le documentaire Vitis prohibita
Lucie Morton, viticultrice consultante et ampélographe américaine originaire de Virginie, rencontrée par Stéphan, vient en Ardèche. Suite à une étude faite en Afrique du Sud où le Jacquet a participé à la création des vignobles de cette lointaine région, elle m’amène une version très intéressante sur l’origine du Jacquet.
Le Jacquet ou Jacquez ou Lenoir ou Black Spanish… serait à l’origine du Cabernet franc. Importé de France par des vignerons huguenots fuyant les persécutions et installés en Virginie.
Le Cabernet franc de Vendée est choisi pour sa bonne résistance au gel de l’hiver et c’est là que ce cabernet aurait été pollinisé par la vigne sauvage locale (Vitis aestivalis). Le premier a le reconnaitre comme nouvelle variété est un espagnol du prénom de Jacques. Ce serait l’origine de son nom et cet espagnol aurait déposé des sarments chez un pépiniériste de l’Ohio avant d’être exporté vers la France ou les vignerons cherchent une solution pour continuer à produire du vin alors que l’oïdium détruit les récoltes (on ne sait pas traiter les vignes à cette époque).
Hervé Garnier et Lucie Morton
Le Jacquet parti de l’Ohio vers la France sera retrouvé au Texas et introduit massivement dans le Sud, il sera également utilisé comme porte greffe et connaitra un certain succès comme teinturier et comme vin d’assemblage recherché. Aujourd’hui le Jacquet, Jacquez… est toujours présent dans les régions ou il est adapté : Cévennes Texas, Missouri, Açores, Pérou, Brésil…
M Lespiault, Président au congrès international de Bordeaux en Octobre 1881, écrivait « les vignes américaines, et notamment le Jacquet, se comporte admirablement sous le climat sec et chaud des départements méditerranéens français, et alors même que le phylloxéra viendrait à disparaître, le Jacquez resterait désormais, dans le midi de la France, comme une conquête nouvelle de la viticulture ».
Revenons à l’histoire.
Depuis l’antiquité, le vin est un produit connu et apprécié par les premières civilisations. Les Romains vont en assurer le développement tout autour du bassin méditerranéen. Vitis Vinifera, au fil des siècles va se décliner sous un nombre croissant de variétés issues du hasard (pépins) ou du croisement sexué fait par les vignerons.
Dans les fruits à pépins, pour chaque pépin, on note des variations chromosomiques, en fait, c’est l’expression de la biodiversité, la nature propose dans tous les sens, le meilleur gagne et la plante évolue avec son environnement.
Au milieu du 19ème siècle, alors que la traversée de l’Atlantique est facilitée par la mise en service des bateaux à vapeur, on trouve en Europe une très grande variété de cépages et c’est à ce moment qu’arrivent d’Amérique du Nord des champignons inconnus jusque-là en Europe. Oïdium puis mildiou et black rot vont être de redoutables prédateurs pour la vigne européenne. Les années humides, le vin se fera rare et il faudra une quinzaine d’années avant de trouver le soufre pour lutter contre l’oïdium.
En Amérique, les vignes sauvages en symbiose avec leur environnement ont développé des résistances qu’on va utiliser en créant de nouvelles variétés en mariant différentes vignes sauvages entre elles ou en mariant la vigne européenne avec des vignes américaines. C’est ainsi que le Noah, le Clinton, le Jacquet, l’Herbemont… vont prendre place dans la viticulture française. On les appellera les sauveurs américains. Malheureusement, avec leurs racines, on importe le puceron phylloxera vastratis. Le phylloxera va détruire la quasi-totalité des Vitis vinifera : ils devront être greffés sur des racines américaines.
À partir de la fin du 19ème siècle, la viticulture va se reconstruire. En France, de nombreux hybrideurs vont produire une multitude de nouvelles variétés. En Ardèche, deux d’entre eux, Georges Couderc et Albert Seibel vont créer des variétés nouvelles résistantes au phylloxera mais aussi à l’oïdium et au mildiou. En France, bien d’autres vont ainsi croiser, recroiser et planter des milliers de pépins avant de sélectionner les meilleures vignes pour les proposer aux vignerons.
Le vignoble va se reconstruire avec ces nouvelles variétés hybrides ou nos vinifera greffés pour finir en 1934 avec une surproduction : 36 Millions de Français et 90 millions d’hectolitres de vin à boire.
La surproduction provient des 19 millions d’hectolitres riches en alcool en provenance d’Afrique du Nord qui, assemblés avec l’Aramon des plaines du Languedoc, produit jusqu’à 350 hectos/hectare à 6,5 à 7°. Ces vins bon marché, assemblés à Paris Bercy, sont redistribués sous différentes marques : Kiravi, Kinouri, Margnat, Cep Vermeil etc…
Il faut dire qu’en 1934, on boit encore beaucoup de vin en France. L’eau potable n’est pas garantie à tous les robinets. Pasteur parle du vin comme une boisson saine et hygiénique. J’ai même lu que la consommation du vin permettra de lutter contre l’alcoolisme. Les vins bus couramment sont de faibles titrages alcooliques.
En 1934, les petits paysans sont encore extrêmement nombreux (32% de la population). Ces petits paysans ont le droit, pour leur consommation familiale, de planter 30 ares de vignes. Prudents, économes et pragmatiques (écologistes sans le savoir, le mot n’existe pas encore) ils ont naturellement choisi des vignes résistantes. Elles ne demandent aucun traitement, très productrices et adaptées à nombre de régions : c’est le Noah et pour nous en Ardèche, la version rouge du Noah : le Clinton. Il faut ajouter et je suis persuadé que cela a une importance capitale, que ces petits paysans ne votent pas pour le gouvernement en place.
L’Othello, hybride de Clinton et de Vinifera Black Hamburg, va se rajouter à la liste. Curieusement, l’Isabelle que l’on trouve vers Nice va également faire partie de la liste alors que la production se limite à quelques treilles. Le cépage Isabelle n’est en fait que la vigne sauvage américaine Vitis labrusca. On trouve de L’Isabelle dans le monde entier, c’est l’un des cépages principaux en Inde sous le nom de Bangalore.
Jacquet ou Jacquez et Herbemont se trouvent sur cette liste pour de toutes autres raisons. Le Jacquet avait bien meilleure réputation, plus proche du goût vinifera. Il fait partie des 13 cépages du Châteauneuf du Pape grand cru, par exemple. Le Jacquet en assemblage gagne des concours agricoles. Il est recherché et bien payé par les négociants. D’après Mr Galet, Jacquet et Herbemont auraient été ajoutés à la liste pour causer du tort au député de Toulouse Albert Sarrault pour l ‘Herbemont et Edouard Daladier du Vaucluse pour le Jacquet.
Pierre Galet dans le documentaire Vitis prohibita
Pour ma part, je dirais que le Jacquet était concurrent des vins d’Algérie et que d’autre part, avec le temps, il montrait une sensibilité à la chlorose sur sols calcaires. Sa productivité chutant régulièrement dans le Bordelais, sa mise au ban a profité à certains vignobles qui ont touché une prime à l’arrachage d’une vigne malade. Le gouvernement, avec ces deux cépages implantés dans le Sud, trouvait le moyen de rééquilibrer une loi qui, au départ, ne touchait que les petits paysans et nullement les professionnels.
Ces cépages sont appelés vignes américaines, alors que de très nombreux hybrides issus des pépinières françaises, seront conservés du moins jusqu’en 1956 où, cette fois, la totalité des hybrides sera déclassée au profit des seuls vinifera greffés (sur racines américaines). La constitution d’un catalogue en 1955 des cépages autorisés à la commercialisation contraint les vignerons dans leur choix de l’encépagement. Quelques voix d’opposition s’élèvent, telles que celles des professeurs Jean Branas et Pierre Galet, mais en vain. Pour Jean Branas (Professeur titulaire de la chaire de viticulture à l’École Nationale Supérieure Agronomique de Montpellier) « le producteur s’est vu progressivement enlever un des privilèges essentiels de sa profession, le choix de la variété. Ôter cette faculté au vigneron, c’est l’abaisser au rang de manœuvre ».
L’interdiction des six cépages est maintenue et, plus généralement, les hybrides sont progressivement éliminés de l’encépagement. L’État français fait le choix de s’engager dans la filière des cépages greffés. Avec la création de la CEE, les hybrides sont évincés. Plusieurs veulent s’affranchir de la vigne américaine : le vin ne doit être issu que de Vitis vinifera. Les hybrides, qui avaient été adoptés pour leur résistance aux maladies dont certain produisent des vins appréciés deviennent inutiles dans un contexte où l’industrie chimique se développe et semble pouvoir dominer la nature.
Les vignerons cévenols, où le Jacquet sur sol acide se porte à merveille, sont gravement pénalisés par cette loi scélérate, faite au profit des investisseurs des colonies et au détriment des petits paysans de France.
Aujourd’hui, la pression écologique, c’est à dire la nécessité de réduire fongicides et pesticides en viticulture, va offrir à certains d’entre eux et à d’autres (hybrides de l’Inra, création de Piwi international) de nouvelles perspectives. Certains hybrides « français » : Villard blanc, Villard noir, Couderc 7120… sont à nouveau autorisés à la plantation.
Récemment, des vignerons professionnels demandent maintenant que l’interdiction pesant sur ces 6 cépages soit levée. Le Clinton, c’est bien sûr un goût particulier, mais de quel droit peut-on l’interdire ? Que faut-il penser de ceux qui l’aiment ? L’origine de cette interdiction n’avait rien de scientifique. L’avenir de la viticulture se fera avec des vignes ne nécessitant pas ou peu de traitement phytosanitaire. Les interdits hybrides de première génération méritent le respect et il est temps de restaurer leur image.
Pour finir, dégustation de Jacquet faite par un sommelier :
Robe grenat, reflets violines, étoffe colorante soutenue.
État immobile : Olfactif franc, plaisant, bien développé, fruits noirs confiturés, cassis, mûre
Aération : violette, pivoine, épices douces, vanille et réglisse
Nez complexe et nuancé, d’une grande richesse.
Attaque : rondeur, gras, belle structure d’enveloppe en milieu de bouche, fin : tanins enrobés par le velours de la matière.
Adéquation acidité, alcool, tanins en parfaite harmonie, présente un équilibre d’une qualité exceptionnelle.
Vin à servir à 16°, avec une cuisine raffinée et goûteuse.
Jacquet 2017 et 2009
Association Mémoire de la Vigne
L’Elze
07110 BEAUMONT
France
Tél : +33 6 80 65 87 58
Site web : memoiredelavigne.com
« Et tu boiras le vin de la vigne immuable Dont la force, dont la douceur, dont la bonté Feront germer ton sang à l’immortalité » Verlaine
Objet de Mémoire de la vigne
Sauvegarder une vigne en coteaux par le partage des vins qu’elle nous donne, vinifié par nous-mêmes.
Notre cépage n’est pas dans la liste des variétés autorisée à la plantation.
Nous pouvons le partager avec nos membres.
Pour gouter au nectar remplissez votre adhésion ou venez nous voir.
Son histoire
C’est une histoire d’amour.
Amour du paysage fabriqué par ces impressionnantes murailles bâties de pierres sur des kilomètres.
Amour de l’histoire de ce pays et de ces courageux paysans.
Amour de l’histoire qui mérite quelque foi d’être revisitée.
En 1993 cette vigne patrimoine (classé par l’Unesco) allait disparaitre. A la première réunion nous sommes cinq mais rapidement une cinquantaine de membres fondateurs apportent un peu d’argent et Vallée de la Beaume Mémoire de la vigne commence sa vie soutenue par des amis, des personnalités locales, des vignerons professionnels (domaine de Chazalis, domaine du Mouton Noir…), le laboratoire ICV de Ruoms, le PNR et mêmes le service des douanes sensible à l’aspect patrimonial et anecdotique de la production.
À peine commencée on va me dire que le vin est interdit, dangereux pour la santé…
Commence une longue et passionnante enquête de vérité parallèlement avec la découverte du cépage et de sa vinification.
Aujourd’hui trente ans plus tard, si la situation des hybrides a évolué, les malheureux premiers arrivés en France restent réservés à la consommation familiale.
Rejoignez-nous dans cette grande famille !
Notre cépage aime les étés chauds, ses qualités s’optimisent, les deniers millésimes sont superbes.
Hervé garnier
Association Mémoire de la vigne
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